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Facebook sur la sellette

Un débat qui marquera l’histoire et qui annonce le monde de demain

Par Jean-Luc Burlone

23 novembre 2019

Les dictateurs cherchent à contrôler leur population par l’écoute et l’espionnage. Que Mark Zuckerberg soit un démocrate ou un dictateur en herbe n’a que très peu d’importance sur le fait qu’il est très puissant aux commandes de Facebook, Instagram, WhatsApp et Messenger. Ensemble, ces plateformes hébergent près de trois milliards d’utilisateurs par mois, amassent 80% des revenus des médias sociaux globaux et représentent 58% du marché américain.

Bien que Facebook soit la plus grande plateforme des médias sociaux, elle est la plus petite des quatre grandes plateformes technologiques en termes de revenus (71,6 milliards de dollars), comparée à Amazon (278,8 milliards de dollars), Apple (259 milliards de dollars) et Alphabet ou Google (132,2 milliards de dollars). Ces dernières sont également sous la loupe des instances gouvernementales.

Facebook est néanmoins le bouc émissaire de la règlementation, car le réseau a commis deux erreurs majeures qui ont sonné l’alarme : Facebook a permis à Cambridge Analytica de collecter et d’utiliser les données de 50 millions d’utilisateurs et a réagi trop tard et trop peu pour contrer l’ingérence de la Russie dans l’élection américaine de 2016.

Le Congrès américain est en train de revoir le Sherman Act de 1890 et ses mises à jour – la loi fondamentale contre les monopoles.

Les législateurs d’Europe, d’Amérique du Nord et de l’OCDE examinent de plus près l’influence des réseaux technologiques sur les consommateurs et la libre concurrence. Aux États-Unis, l’importance de règlementer les réseaux a créé une rare collaboration bipartie entre candidats politiques et législateurs de plusieurs départements. Le Congrès américain est en train de revoir le Sherman Act de 1890 et ses mises à jour – la loi fondamentale contre les monopoles.

L’économie d’aujourd’hui est différente de celle d’hier

En 1911, le monopole de la Standard Oil fut divisé en 37 sociétés qui formèrent éventuellement les sept sœurs qui dirigèrent l’industrie pétrolière jusqu’en 1973. En 2019, la vitesse de changement est bien plus rapide qu’il y a cent ans. L’affaire Microsoft (2000 -2001) a démontré comment l’utilité de séparer le système d’exploitation Microsoft de ses logiciels était devenue désuète en moins de deux ans. Mais Facebook, en avalant Instagram et WhatsApp, donne l’exemple parfait d’un monopole qui élimine ses concurrents potentiels.

Une application mobile et populaire comme Instagram représentait une menace pour Facebook dont la plateforme perdait en popularité à fur et à mesure que les gens optaient pour les réseaux mobiles. L’acquisition d’Instagram et de WhatsApp a éliminé cette concurrence. Facebook les intègre rapidement en amalgamant les plateformes publicitaires et en fusionnant les carnets d’adresses. De toute évidence, plus l’intégration sera étroite, plus il sera difficile de la scinder. Aujourd’hui, c’est Tic Toc, une plateforme de divertissement, qui est devenue la nouvelle menace.

‘La propagation de la désinformation en ligne, des discours haineux et des ingérences dans un processus démocratique, a mis en évidence le pouvoir des réseaux sociaux et la fragilité des systèmes démocratiques.’

Les réseaux commerciaux tels qu’Amazon et Apple opèrent des deux cotés de l’équation économique ; leurs utilisateurs représentent la demande potentielle à laquelle ils offrent leurs propres produits. Apple Store propose ses propres applications avant toutes les autres et Amazon propose ses nombreuses marques privées. Ils contrôlent donc, dans une large mesure, l’offre et la demande de leur marché respectif. Ce ne sont pas des médias sociaux en tant que tels, mais ils utilisent néanmoins les données de leurs utilisateurs pour anticiper leurs besoins.

La propagation de la désinformation en ligne, des discours haineux et des ingérences dans un processus démocratique, a mis en évidence le pouvoir des réseaux sociaux et la fragilité des systèmes démocratiques. Des logiciels, comme le «Demaskuok» lituanien, sont maintenant capables de reconnaitre et de supprimer les fausses nouvelles avec un bon degré de fiabilité, mais le temps de corriger la nouvelle et le mal est fait. Pour contrôler l’information on doit donc agir en amont, là où les algorithmes qui détectent les formulations émotionnelles sont écrits. Ce sont bien les émotions qui soulèvent la viralité sur le net ; les bonnes émotions positives ont un impact plus grand que les émotions négatives, mais les plus efficaces sont celles qui suscitent la peur et l’anxiété.

En dépit de leurs défauts, il faut reconnaitre que les entreprises technologiques sont les principaux vecteurs du changement. Elles représentent la réussite d’entrepreneurs visionnaires, qui ont compris le potentiel du Big Data et qui maitrisent adéquatement la technologie, même si leur conscience social fait défaut. La difficulté est de planifier une politique anti-monopole pour le monde de demain, sachant que les médias sociaux sont des monopsones plutôt que des monopoles.

Mark Zuckerberg, co-fondateur et PDG de Facebook

Mark Zuckerberg affirme publiquement que la mission sociale de Facebook est de connecter les gens et de créer des communautés afin de travailler en étroite collaboration. Que Facebook et ses entreprises préservent la liberté d’expression et que le débat continu en ligne est le meilleur moyen de surmonter les fausses nouvelles et la polarisation politique.

‘La difficulté est de planifier une politique anti-monopole pour le monde de demain, sachant que les médias sociaux sont des monopsones plutôt que des monopoles.’

Mark Zuckerberg définit les règles permettant de différencier les discours ou les écrits non publiables des autres. Il peut décider de ce que les utilisateurs de Facebook verront dans leurs flux d’actualités. Quels paramètres de confidentialité ils peuvent utiliser et quel message est livré. Avec un tel pouvoir, sa négligence (face à Cambridge Analytica et à la Russie) a ternie sa réputation de gestionnaire fiable et efficace ; il est le principal obstacle à son projet de crypto monnaie.

Pas timide pour un sou, il a envisagé de lancer une nouvelle crypto-monnaie « Libra » et un nouveau système de paiement mondial. Ce système aurait servi 1,7 milliard de personnes qui n’ont que peu ou pas de services financiers. Par la même occasion, Mark Zuckerberg aurait étendu l’empire de Facebook à plus de la moitié de la population mondiale. Malheureusement pour sa vision, un quart des partenaires d’origine sont partis, y compris les principaux partenaires financiers Mastercard, Visa, Paypal et PayU.

Mark Zuckerberg est favorable à une règlementation pour la protection du public mais rejette fermement les arguments en faveur du démantèlement. Bien qu’il s’excuse pour les erreurs du passé, il n’admet aucune erreur en utilisant l’influence de Facebook pour bloquer des sociétés concurrentes (Vine) ou pour copier la technologie d’autrui (Snapchat). Aujourd’hui, c’est Tic Toc, une plateforme de divertissement, qui est devenue la nouvelle menace à gérer.

Zuckerberg n’aime pas les contraintes imposées. Il a négligé de se conformer au décret de la Commission fédérale du commerce pour protéger la confidentialité des informations des utilisateurs. Avec Sheryl Sandberg, directrice générale de Facebook, ils ont ignoré l’invitation à témoigner en mai dernier devant le comité de la Chambre des communes du Canada réunissant des représentants du monde entier pour discuter avec des géants de la technologie, de la collecte de données, de la protection de la vie privée en ligne et de la démocratie.

‘Zuckerberg n’aime pas les contraintes imposées. Il a négligé de se conformer au décret de la Commission fédérale du commerce pour protéger la confidentialité des informations des utilisateurs.’

Pour défendre l’intégrité de Facebook et des autres géants de la technologie, Zuckerberg affirme que le vrai méchant est la Chine, un chef de file mondial en matière d’intelligence artificielle et de technologie quantique. Par conséquent, il exhorte les entreprises américaines à rester énormes et puissantes afin de pouvoir rivaliser sur la scène internationale. De plus, toute loi anti-monopole américaine pourrait être inefficace sur la scène mondiale.

Un co-fondateur de Facebook se repend

Après cinq années passées sur Facebook, Christopher Hughes est parti en 2007 pour travailler à la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008. Depuis, il lutte contre l’inégalité des revenus et pour un revenu garanti. Il est maintenant tout-à-fait aguerri pour affronter les monopoles de plusieurs industries, à commencer par sa propre co-création, Facebook.

En mai 2019, Chris Hughes a appelé à la dissolution de Facebook et au gouvernement pour règlementer le contenu, sécuriser la portabilité des données et la confidentialité des utilisateurs. Il a récemment critiqué le lancement de la crypto-monnaie « Libra », affirmant qu’elle risquerait de faire basculer le pouvoir entre de mauvaises mains. Il a ensuite affirmé que Facebook était devenu si puissant qu’il représente une menace la démocratie et qu’aucun homme ne devrait détenir un pouvoir aussi large et incontrôlé que celui de Mark Zuckerberg.

‘Si nous refusons de nous soumettre à un empereur, nous ne devrions pas nous soumettre à un autocrate du commerce, doté du pouvoir d’empêcher la concurrence et de fixer le prix de tout produit de base.’

– John Sherman, 1823-1900, traduction libre

Chris Hughes rejette l’argument de Mark Zuckerberg qui veut que pour battre la Chine sur la scène mondiale, Facebook doit rester puissant. Au contraire, il affirme que les États-Unis seraient plus forts avec plusieurs médias sociaux concurrents, qui permettraient l’interopérabilité et la portabilité des données ; les utilisateurs du monde entier pourront alors transférer leurs profils, photos, vidéos et autres données sur la plateforme qui répond le mieux à leurs besoins en matière de confidentialité et de sécurité.

Co-présidé par Chris Hughes, le Economic Security Project est un groupe qui défie le statu quo, la concentration de la richesse et la fragmentation du contrat social. Ses deux objectifs principaux sont: établir un revenu garanti pour les personnes dans le besoin et démanteler les grands monopoles américains, permettant ainsi à la concurrence de croitre et de prospérer dans les domaines de la technologie, de la santé, de l’agriculture et de la finance.

Pour plaider contre les monopoles, le groupe a lancé un fonds anti-monopole de 10 millions de dollars qui financera la recherche universitaire, les défenseurs des politiques de cohésion sociale et les groupes civils qui réclament des politiques anti-monopoles. Leur prémisse est que les monopoles ont pu devenir de tels géants parce qu’ils ont été laissés libres d’agir à leur guise tant que leurs prix demeuraient raisonnables.

Ainsi, au cours des quarante dernières années environ, le leitmotive économique a été que le marché libre est plus efficace que l’économie d’état. Fort de ce précepte, la concentration a augmenté dans plusieurs industries, la concurrence a diminué et l’innovation comme la productivité ont stagné. Ce sont les conséquences typiques de toute industrie monopolistique et c’est un problème politique indéniable.

‘… j’attribue la diminution de la concurrence à de plus en plus d’obstacles à l’entrée et à une faible application des lois anti-monopoles, alimentée par un lobbysme intense et à des contributions des campagnes politiques.’

– The Great Reversal, Thomas Philippon, October 2019, traduction libre

Dans l’air du temps

L’impact de l’argent en politique a développée une économie influencée par les lobbys corporatifs. Les grandes corporations ont favorisée une économie rentière qui a réduit l’efficacité d’une société démocratique ainsi que la légitimité de son élite politique.

Le Economic Security Project démontre le bienfait du démantèlement des monopoles. Le groupe estime que la libre concurrence profitera à l’économie et qu’elle offrira plus de choix à des prix équitables à la population. Il faut donc limiter le pouvoir des monopoles, limiter les acquisitions futures et même exiger qu’elles se désinvestissent, si nécessaire, pour faciliter la libre concurrence. En ce qui concerne les réseaux de technologies, la règlementation doit s’assurer de l’interopérabilité des plateformes et de la portabilité des données.

Le groupe partage le même objectif que la démocrate Elizabeth Warren dont la plateforme électorale entend renverser les acquisitions qui neutralisent la concurrence, visant notamment: les acquisitions d’Instagram et de WhatsApp par Facebook ; l’achat de DoubleClic par Google et l’acquisition de Whole Foods par Amazon. L’autre volet du plan vise Apple et Amazon, qui vendent leurs propres produits sur un marché où ils contrôlent la demande… une réminiscence de l’affaire Microsoft.

Le groupe et le sénateur répondent tous deux à un sentiment d’injustice perceptible et croissant au sein d’une grande partie de la population. Les américains entendent parler de bénéfices record, d’allègements fiscaux et de politiques favorables aux plus nantis. Ils sont conscients que même si le chômage est faible, leurs salaires stagnent tandis que le prix des denrées alimentaires, des services de santés et des études continuent de s’alourdir.

‘Le Economic Security Project démontre le bienfait du démantèlement des monopoles. Le groupe estime que la libre concurrence profitera à l’économie et qu’elle offrira plus de choix à des prix équitables à la population.’

Dans une large mesure, le clivage financier est perpétué par des soins de santé médiocres à la naissance et des programmes d’éducation de qualité médiocre durant toute l’enfance. L’écart en matière d’éducation est maintenant plus grand entre les riches et les pauvres qu’il ne l’était entre les blancs et les noirs pendant la ségrégation. Les enfants sont le premier groupe à souffrir de la pauvreté, ce qui conduit souvent à la misère à l’âge adulte avec les problèmes sociaux qu’elle entraine.

Il reste à voir dans quelle mesure des politiques anti-monopoles seront efficaces. Restaurer une économie inclusive demandera surement plus que des politiques anti-monopoles. En tout état de cause, les industries meublées d’entreprises compétitives sont plus saines pour l’économie que si elles sont sous le joug de quelques monopoles. De plus, quel est l’avenir des systèmes parallèles que les géants de la technologie ont fait émerger en finance avec les crypto-devises et en politique avec la démocratie directe?

Espérons que les politiques renforceront la cohésion sociale et orienteront la société vers un avenir serein.

Sources

Washington Post, July 29, October 17, 2019
New York Times, May 9, 2019
Anti-Monopoly Fund
The Economist, volume 432, number 9158; volume 433, numbers 9163 and 9166
The Globe and Mail, ROB, October 18, 2019
The Great Reversal: How America Gave Up on Free markets, Thomas Philippon, October 2019

Avis : Les opinions exprimées dans cet article sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de WestmountMag.ca ou de ses éditeurs.

Image : Tracy Le Blanc de Pexels

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Jean-Luc Burlone, M.Sc. Économique, FCSI (1996)
Analyse économique et stratégie financière
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